Elle entra dans la pièce. Il faisait sombre. A vrai dire, on ne voyait pratiquement rien. Seules, deux pupilles brillaient dans la pénombre. Une petite flamme perverse ondulant dans chacun d’eux.
Elle fit un pas, fixant intensément ce regard, si pénétrant, si brutal, et pourtant si doux, qui, lui-même, observait un horizon qui lui était inaccessible, laconique.
Elle fit encore un pas. Puis un autre. Et encore un autre, jusqu’à arriver devant une chaise, devant une table, devant cette feuille, si blanche, et pourtant si rouge.
Rouge.
Une goutte de sang tomba sur le sol. Froid.
Elle s’assit sur cette chaise, lasse.
Elle prit la feuille dans ses mains. Ses doigts se tachèrent de sang.
Elle lut.
Relut.
Encore.
Sans comprendre.
Non.
Non, elle ne voulait pas.
Elle ne pouvait pas.
Claquer sa misérable existence ainsi, sur une feuille de papier.
Une plainte sourde s’échappa de sa bouche.
Un gémissement, à peine perceptible.
Elle ne voulait pas. Elle ne voulait pas être rangée, bien ordonnée, à la lettre S, dans un casier, dans un tiroir, dans une armoire. Fermée à clé.
Elle ne voulait pas être enfermée.
Mais On ne lui laissait pas le choix.
Elle leva les yeux vers ces pupilles. Elles ne l’avaient pas quittée des yeux. Elle eut soudain peur.
Elle voulait recouvrer sa liberté, faire ses propres choix.
Mais elle n’avait plus le choix, plus de porte de sortie, à part cette feuille, qu’elle se refusait à remplir.
Elle venait de perdre sa liberté.
Elle eut un haut-le-cœur.
Si elle n’avait pas été déjà morte, elle aurait préféré mourir que remplir cette fiche.
Sa liberté s’était envolée.
On n’enfermait pas la Liberté.
Elle ferma les yeux, essayant de retrouver un semblant de calme, mais les sentiments se cascadaient en elle sans qu’elle puisse en reprendre le contrôle, les souvenirs, si longtemps enfouies, remontaient à la surface.
Nostalgie.
Elle rouvrit les yeux. Indéchiffrable.
Elle prit la plume, posée sur la table, la trempa dans l’encrier, et commença à rédiger, d’une écriture alambique, rouge.
Rouge.
Une goutte de sang tomba sur le sol. Froid.
Nom: Say’Keryl
Say’Keryl.
Un nom sans histoire.
Say’Keryl.
Les souvenirs fusaient.
Elle n’était alors qu’une enfant. Une petite fille. Innocente.
Elle regardait un homme. Il était grand. Il était beau. De cette beauté viril qu’on les pères de famille, de celui qui a déjà tant accompli, et qui pourtant, continu.
Il l’avait regardé, de ce regard d’ébène, chaud et froid à la fois, dont il avait le secret, ce regard qui disait, en riant, que ce qu’il allait expliquer était important.
Il lui avait dit, avec sa maladresse, et pourtant, sa fierté :
- Tu es une Lidwen ! Tu es ma fille ! Alors, ne t’avise pas de prendre le mauvais chemin.
Après ces mots, il lui avait caressé la joue, du bout des doigts. Son regard s’était embrasé comme s’il regardait sa plus belle possession, son plus beau bijou.
Elle avait longtemps cherché le sens de ce regard.
Longtemps.
Trop longtemps peut-être.
Jusqu’à ce que la vérité lui éclate au visage, comme un poignard que l’on vous plante dans le dos.
Oui, mon nom est ainsi. Et il signifie tant de choses, et pourtant si peu. C’est le nom que la justice a eu la décence de me donner avant de m’enfermer. On m’a souillée, on m’a retiré mes origines. Plus aucun lien ne m’attache à ce monde. Je suis seule, désespérément seule. Mais aujourd’hui, cela n’a plus d’importance. La vie n’a plus d’importance. Elle est éphémère. Ce n’est qu’un fil qui se rompt au bout de quelques années. La mort est bien plus réjouissante. Car plus personne ne peut nous tuer.
Mais nous, nous pouvons nous venger.
Nous venger de la vie.
De cette vie, si futile, qui nous a brisés.
Nous pouvons les faire souffrir encore plus que ce qu’ils nous ont fait.
Nous pouvons les hanter.
Nous pouvons les détruire.
A jamais.
Prénom : Iris
Iris.
Petite fleur fragile.
« Ma petite fleur ! »
Ma petite fleur.
Soupir.
Silence.
Pesant.
Pour l’éternité.
Une goutte de sang tomba sur le sol. Froid.
Iris, le nom d’une fleur. Ma mère m’avait racontée qu’elle m’avait prénommée ainsi car j’étais une fleur, un cadeau du ciel. C’était il y a longtemps. Ce n’est plus ainsi. La petite fleur chétive s’est entourée de ronces et d’épines. Elle a perdue sa belle couleur pour un rouge sanglant. Elle a perdue l’innocence de l’enfance. Elle a grandi. Mais pas comme on l’espérait. On a beau essayé de la remettre dans le « droit chemin », rien n’y fait. C’est trop tard.
On peut tout de même essayer de la comprendre. Mais qui a envie de comprendre un esprit taché de sang ?
On peut tout de même l’aider. Mais qui a envie de refermer des blessures immortelles qui ne cicatriseront jamais ?
Alors on ne fait rien.
On attend. Mais qu’attend-t-on ?
Qu’un miracle se produise.
Mais tout le monde le sait.
Les miracles n’existent pas.
Âge : 19 ans
19 ans ?
Elle ne savait plus.
Plus rien.
Vide.
Dérisoire.
Et pourtant si réel.
19 ans. Cela veut-il réellement dire quelque chose ? J’ai l’impression d’avoir passé une décennie à souffrir. Alors ? N’est pas le plus beau cadeau que l’on pouvait me faire ? Me permettre de devenir immortelle.
Libre.
Libre de mes actes.
De mes pensées.
De vengeance.
Iris ferma les yeux. Elle suffoquait, incapable de continuer plus loin. Elle entendait encore son cœur pulser dans son ventre, dans sa tête. Elle n’entendait que ses battements, irréguliers. Puissants. Les derniers.
Une goutte de sang coula sur le sol. Froid.